La course de la Pierra Menta

Published in Montagnes Magazine n°452, March-April 2018

Du calvaire aux noces, réflexions printanières…

Au-delà de la compétition, la Pierra Menta ne manifeste-t-elle pas l’effervescence qui nous secoue à la sortie de l’hiver ?

En 1986, la trentaine de duos locaux qui inaugurèrent la première Pierra Menta, raid alors qualifié de « randonnée internationale », était peut-être loin de s’imaginer l’engouement qu’un tel défi allait susciter dans les décennies suivantes. Originellement gageure soutenue entre voisins, pari que se lancèrent des amis par bravade, la course s’est mue en une incontournable institution du ski-alpinisme.

Fédérant désormais plus de 200 binômes, l’aspect des éditions d’aujourd’hui s’est considérablement éloigné des premières. Et un Kilian Jornet qui trottine sur les crêtes n’a plus grand chose à voir avec les Joguet, Gabarrou, Bibollet ou Meraldi ahanant sous un volumineux sac à dos, lattes Vertical sur l’épaule. Le frouifroui électrique des peaux de phoque synthétiques, les grosses chaussures percées, les tenues lycra lâches ou les bandeaux Tivoly en nage ont laissé place à des silhouettes plus élancées qui évoluent désormais d’un pas presque feutré.

« Mais je vais vous dire quelque chose, s’exclame le conteur… ». Si son style a changé de façon radicale, une course telle que la Pierra Menta reste lourde des mêmes connotations. Il me semble qu’on peut affirmer sans ambages qu’elle revêt des significations, voire qu’elle témoigne d’instincts archaïques qu’il est plaisant de souligner. Et ce d’autant mieux que, s’exprimant dans la même saison au Tour du Rutor, à l’Adamello ou à la Mezzalama en Italie, à la Patrouille des Glaciers en Suisse ou à la Bokami en Slovaquie, ils gagnent en universalité.

Car ce critérium des neiges n’est pas sans rappeler l’euphorie concomitante du Carnaval et des jours gras. Grande mascarade qui, rappelons-le, s’octroyait originellement le droit de chambouler l’ordre
social, de railler les notables et de renverser hiérarchies et privilèges le temps d’une journée. Il n’y était pas rare alors d’y voir un simple d’esprit ou un fou promu à la royauté, voire à la papauté, dans le but implicite d’exhiber l’arbitraire et peut-être l’absurde d’un ordonnancement du monde en rangs et classes.

La Pierra Menta est semblable à cette éruption de possibles. Dans ses premiers temps, elle signa la revanche des Joguet, Bochet et Gachet, alors chevriers ou petites gens du vallon de l’Argentine sur les gros propriétaires d’Arêches. Désormais, elle expose avec insolence et pendant quatre jours l’autorité du nerf sur le corps en une époque qui prêche la nonchalance. Elle arbore non sans orgueil l’empire de l’endurance sur l’indolence et substitue aux figures rassasiées et bourgeoises des mines consumées et convulsées. Ce faisant, niant la sociabilité convenable des nantis, elle célèbre l’espoir nouveau d’une camaraderie montagnarde et solidaire.

Mais sondant et expérimentant le vertige d’une révolution sociale, le grand charivari annuel du Carnaval a toujours et surtout veillé à exorciser l’hiver. Par un vacarme excessif et bigarré, allant quêter le froid jusque dans ses retranchements nocturnes et taciturnes afin de l’en chasser définitivement comme lors des Fastnacht rhénanes, le Carnaval se veut une anticipation de l’équinoxe et une invocation du printemps. Mais bougre ! Quel lien avec la Pierra Menta, me direz-vous… !?

D’abord d’un point de vue purement manifeste. Il suffit d’avoir passé le Grand Mont lors de la dernière étape de la course et d’y avoir goûté son universelle bringue pour s’en convaincre. À la sortie de l’arête, ce sont des milliers de spectateurs qui s’attroupent sur le replat. Un joyeux tintamarre de bruits ignorés jusque-là, de sonnailles, de cuivres et de « ola » populaires s’y enivrent des vapeurs de vin chaud, de fondue ou de quelque autre ripaille inavouable. Mille drapeaux y palpitent, des bérets y vacillent, une sexy dolly y tressaute malgré elle.

Cette vision pour le moins perturbante après 9 000 mètres d’ascension fastidieuse vous donne des illusions d’ivresse soudaine, je vous assure. Mais elle fait suite à un ensemble d’impressions qui vous hantent durant toute la course. Que ce soient les clarines assourdissantes aux reins des spectateurs et les acclamations claironnantes, les échos de mégaphones délurés dans les couloirs ou les parterres de beaufort, saucissons et apéritifs sadiquement étalés devant la trace : tout l’environnement montagnard, hommes et nature, est bouleversé durant quatre jours. Il se métamorphose et se pare des mêmes travestissements espiègles qu’au Carnaval.

Et pour cause. Le printemps est le retour des contrastes entre un là-haut encore immaculé et un ici-bas verdoyant. L’idée que les sommets puissent demeurer impassibles devant l’effervescence saisonnière devient insupportable. Tohu-bohu, démesure cacophonique et déguisements bariolés se chargent ainsi de conjurer les frimas résiduels d’un hiver encore tenace. Et le lycra flashy des combinaisons n’est pas sans participer de cette débauche de couleurs, de sons et de gaieté.

Dans cette perspective, on pourrait dire que le grand raout de la Pierra Menta vise à faire définitivement basculer la montagne vers des jours meilleurs. Il trahirait cette angoisse qui nous touche devant l’hiver qui s’éternise et cette ambition folle d’en écarter le spectre obsédant. Plus encore, je dirais qu’approchant certaines pratiques exorcistes séculaires, la Pierra Menta rappelle des ressorts incantatoires qui sont profondément enfouis dans notre culture.

Convoitant les cimes et désirant les vaincre, le Pierra Mentiste se dépasse. « Se dépasser », c’est-à-dire qu’il se précipite dans le froid, s’expose aux éléments et prend momentanément des risques afin de revenir triomphant –ou pas– d’une épreuve qu’il s’est imposé de lui-même. Il s’adonne à une pulsion de mort qui s’avèrera être en fait une pulsion de vie, dans le meilleur des cas.

Car comme lors du grand ménage de printemps, lorsque époussetage de sa maisonnée signifie également décrassage de soi, le coureur se débarrasse des scories d’un hiver engourdi. Il s’éprouve et prouve, en un dernier élan du corps et de volonté, que le temps des veilles est passé. Qu’il est temps de se réveiller et de réveiller la nature, de gauler les derniers hibernants et de secouer ensemble et fort du nombre ce qui jusqu’alors semblait inaccessible et périlleux à gravir.

Casser la glace, invoquer le soleil et la rumeur d’un monde plus chaleureux : le Pierra Mentiste arpente et s’approprie la montagne jusqu’alors figée dans sa gangue hivernale. Il provoque les démons glaciaires et leur imprime le violent frisson qui secoue déjà les chaumières. Et il s’anime ainsi qu’une grande bourrasque de fœhn dont la folle tourmente émeut et agace jusqu’aux bêtes immobilisées dans l’étable.

Cette ambition tacite révèle ce qu’il a de plus furieusement volontaire en nous, notre hybris la plus enivrée et le désir de s’ébrouer, de s’agiter et d’agiter notre environnement. Où l’on ressent l’indispensable besoin de transmettre au monde endormi le pouls qui nous enfièvre et nous travaille quand au petit matin, perçant le vague arôme neigeux, surgissent des parfums neufs. Où il s’agit d’inculquer aux cimes la démence qui nous possède lorsque renaît l’haleine fraîche des sous-bois alentours. Et où l’on se sent comme forcé d’aller répercuter là-haut l’écho à peine éclos du chant des vergers.

Aussi mais sans nous y résoudre, on pourrait dire qu’il n’y a qu’un pas de la Pierra Menta aux rituels de pénitence qui traversent le monde en ce même Carême. Et qu’en cherchant à gravir un calvaire de 10 000 mètres de dénivelée, le Pierra Mentiste expie par la même occasion les rigueurs de l’hiver et de ses colères. Les accents quasi religieux d’une telle messe du ski-alpinisme sont en tout cas indéniables, le Père François –figure incontournable de l’événement qu’on peut généralement retrouver juchée sur l’arête du Grand Mont le dernier jour– ayant inspiré des générations de jeunes Aréchois.

Si elle en constitue une, la Pierra Menta reste la plus joyeuse des rédemptions. Voir à ce propos la scène de flagellation sadique du Rancho Webshow n° 8 qui parodie la course. À mille lieux des clichés du repentir, on préférera nettement les combis affriolantes aux cilices de crin et les pipettes aux fouets. Le Tartuffe de Molière lui-même ne disait-il pas qu’il fallait s’en tenir à sa haire serrée et à sa paraffine ?